Dans une époque où près de 36 % des citoyens désertent les urnes, où l’abstention, les votes blancs et nuls reflètent un désaveu croissant des institutions, imaginons l’impensable :
Qu’une majorité silencieuse soit en réalité acquise à des idées anarchistes ou libertaires.
Que deviendrait alors le politique dans un monde où l’anarchie cesserait d’être une utopie marginale pour devenir le système dominant ?
Cette projection, aussi excitante que périlleuse, mérite d’être explorée dans ses potentialités comme dans ses contradictions.
Car l’univers libertaire, loin d’être un bloc homogène, recèle de nombreux courants, parfois solidaires, souvent en tension.
Divers courants anarchistes et affinités libertaires
L’univers anarchiste est loin d’être monolithique. Il se décline en une pluralité de courants souvent en tension les uns avec les autres. On y trouve :
Les anticapitalistes radicaux, pour qui la lutte des classes et l’abolition de la propriété privée des moyens de production restent l’alpha et l’oméga.
Les anti-États, convaincus que toute forme d’autorité institutionnelle corrompt et qu’il faut rompre avec l’idée même de gouvernement, qu’il soit parlementaire, technocratique ou militaire.
Les communalistes, héritiers de Murray Bookchin, qui défendent des structures locales fédérées par le bas, articulées autour de l’écologie sociale, de la démocratie directe et de l’autogestion.
Les anarcho-syndicalistes, qui misent sur le syndicat comme outil de lutte et de gestion directe des moyens de production par les travailleurs eux-mêmes, organisés en fédérations.
Les individualistes libertaires, courant qui place la liberté individuelle, le refus des normes sociales et des contraintes collectives au centre de son projet, héritier de Max Stirner et d’Émile Armand.
Les anarcho-féministes, qui intègrent la lutte contre le patriarcat et les oppressions de genre dans le combat libertaire plus global, refusant qu’on hiérarchise les formes de domination.
Les écologistes libertaires, sensibles à l’écocide capitaliste et qui militent pour des modes de vie décentralisés, sobres et respectueux des milieux naturels, souvent inspirés de l’écologie sociale et de l’écologie radicale.
Les anarcho-communistes, qui prônent l’abolition de la propriété privée et la mise en commun des ressources et des moyens de production, par des assemblées générales et des décisions prises en démocratie directe.
Les anarcho-punks et contre-cultures libertaires, pour qui la subversion culturelle, la musique, l’art et les modes de vie alternatifs sont des formes de résistance politique et de critique de la société dominante.
Les antifascistes, courant actif et structuré, souvent en première ligne des mobilisations de rue contre l’extrême droite, mais également dans le combat contre les idéologies autoritaires, racistes, sexistes et réactionnaires. Leur approche peut osciller entre action directe, auto-défense populaire et travail de mémoire historique sur les mouvements fascistes passés et présents.
Les intersectionnels, qui croisent les luttes anticapitalistes avec celles contre le racisme, le patriarcat, l’homophobie, le validisme, la grossophobie et toutes formes de domination sociale, souvent en intégrant des analyses décoloniales et féministes radicales.
Le courant dit « islamo-gauchiste » (terme polémique et souvent utilisé par les réactionnaires pour discréditer), qui désigne des milieux libertaires et anticolonialistes solidaires des luttes des minorités racisées et de leurs droits culturels et politiques.
Chacun de ces courants propose un rapport spécifique au pouvoir, à la violence, aux alliances et à l’organisation sociale. Ils partagent un rejet des structures autoritaires mais divergent sur les moyens d’y parvenir, les priorités et la place du conflit dans la transformation sociale.
Tensions internes, contradictions et dérives autoritaires
Ce foisonnement d’approches, bien que stimulant, génère d’inévitables tensions. Les anarchistes individualistes peuvent difficilement composer avec les communalistes prônant des assemblées fédérées et des décisions collectives susceptibles de restreindre les libertés individuelles.
Les anticapitalistes radicaux peuvent entrer en conflit avec des libertaires plus soucieux de préserver des espaces privés, des activités économiques autonomes ou des formes de propriété d’usage.
Les anarcho-syndicalistes, structurés autour des fédérations ouvrières, se retrouvent parfois en désaccord avec les anarcho-communistes ou les écologistes libertaires, qui privilégient des modes d’organisation horizontaux et communautaires détachés des logiques de production industrielle, même autogérées.
Les débats autour de l’intersectionnalité, des luttes décoloniales et des questions identitaires en témoignent aussi. Pour certains anarchistes, ces approches sont des avancées nécessaires, intégrant des oppressions que le marxisme classique et l’anarchisme historique avaient trop souvent ignorées. Pour d’autres, elles enferment la lutte dans des revendications identitaires et victimaires qui risquent de détourner du combat global contre l’autorité sous toutes ses formes.
Dans ce contexte mouvant, on voit également émerger, de façon préoccupante, une frange autoritaire dans certains milieux libertaires. Sous couvert d’antifascisme radical, de pureté idéologique ou de défense des causes minoritaires, des groupes ou individus n’hésitent plus à imposer par la menace, l’intimidation ou l’exclusion des débats, leur définition de ce qui serait légitime ou non au sein des espaces anarchistes. Des phénomènes de cancel culture, de tribunaux militants improvisés ou de purges symboliques sur les réseaux sociaux ou dans les collectifs locaux se multiplient, réduisant parfois la pluralité de points de vue et instaurant des normes idéologiques rigides.
Ces lignes de fracture traversent les milieux libertaires et, dans un contexte où l’anarchie deviendrait système majoritaire, elles pourraient s’exacerber. Car l’histoire montre que tout espace politique, même se revendiquant libertaire, n’est pas à l’abri de dérives autoritaires internes, dès lors qu’une partie des militants considère détenir la vérité et chercherait à en faire une norme collective. La vigilance et le respect de la pluralité des courants et des sensibilités resteraient donc des enjeux cruciaux pour préserver l’esprit libertaire dans ce scénario.
Apparition d’une frange autoritaire
Paradoxalement, dans des milieux qui se revendiquent de l’abolition des hiérarchies et du rejet de l’autorité, on observe l’émergence d’une frange autoritaire. Celle-ci se constitue autour de militants ou de collectifs persuadés de détenir la lecture juste et définitive des rapports de domination et des stratégies de lutte.
Sous couvert d’antifascisme radical, de défense des causes intersectionnelles ou de pureté idéologique, ces groupes tendent à imposer leurs positions au reste du mouvement, n’hésitant pas à exclure, dénoncer ou intimider ceux qui expriment des divergences tactiques, stratégiques ou théoriques.
Les réseaux sociaux, les espaces militants et les occupations deviennent parfois le théâtre de procès militants, où la réputation et la légitimité des individus se jouent en quelques prises de parole. Des campagnes de mise à l’écart, des listes noires ou des interdictions de prise de parole peuvent se mettre en place, sous prétexte de lutter contre le sexisme, le racisme, l’autoritarisme ou les compromissions, mais avec des méthodes qui reproduisent des logiques de contrôle et de censure.
Ce phénomène touche autant des collectifs de terrain que des organisations plus théorisantes. Il participe à la montée d’un climat dogmatique dans certains cercles libertaires où la pluralité d’opinions et la critique interne sont de plus en plus mal tolérées.
Le risque majeur est de voir se reconstituer, au sein même d’un système anarchiste devenu majoritaire, des appareils d’influence informels, des normes sociales rigides, et des groupes de pression capables d’imposer leur vision de ce qui serait autorisé ou proscrit dans les débats et les pratiques sociales. Une dynamique qui trahirait fondamentalement l’idéal anarchiste de libre association, de diversité et de débat permanent.
Risques majeurs pour les opposants
Le premier risque, dans cette société anarchiste devenue dominante, serait l’effacement de toute voix discordante. Que deviendraient les minorités politiques, philosophiques ou culturelles refusant de se plier aux codes, aux valeurs ou aux dogmes du moment ?
Certains pourraient être ostracisés, mis à l’écart des espaces de décision, ou même physiquement inquiétés au nom d’une interprétation radicale de la lutte antifasciste, anticapitaliste ou intersectionnelle. Des pratiques de désignation d’ennemis intérieurs, de campagnes de diffamation et de bannissement pourraient se multiplier, reproduisant ainsi des schémas de domination sous d’autres formes.
Car l’histoire politique enseigne que, même dans les sociétés libertaires ou autogérées, des minorités actives et organisées peuvent rapidement imposer leur norme à une majorité désorganisée ou indifférente. Le pouvoir ne disparaît pas — il se déplace, il change de forme, mais persiste à travers des réseaux d’influence, des groupes d’affinité dominants, ou des collectifs s’érigeant en garants de la bonne ligne idéologique.
Dans ce contexte, la répétition d’un pouvoir minoritaire imposé à la majorité deviendrait un risque réel. La dissidence serait réduite à une position marginale, suspecte, accusée de compromission ou de trahison. Ceux qui défendraient la pluralité des approches, l’ouverture aux débats contradictoires ou la défense des libertés individuelles pourraient eux-mêmes être désignés comme des ennemis du projet libertaire majoritaire.
Un paradoxe glaçant où l’émancipation collective déboucherait sur une nouvelle oppression, cette fois sans État officiel, mais sous le joug de collectifs autoréférencés s’arrogeant le droit de décider ce qui est acceptable ou non dans l’espace social.
La question centrale demeure alors : qui décide ? Qui fixe ce qui est légitime dans une société sans institutions officielles ? Si ces décisions émanent de groupes d’affinité ou de collectifs se proclamant seuls dépositaires de la morale révolutionnaire ou de la lutte antifasciste, elles pourraient vite devenir arbitraires, violentes et incontrôlables. Ce danger historique de la prise de pouvoir minoritaire au nom de la justice ou de la révolution devrait ainsi être au cœur des vigilances dans tout projet libertaire majoritaire.
Comment se mettrait en place une telle société ?
Imaginons que l’effondrement du modèle capitaliste et étatique entraîne l’instauration d’un système anarchiste dominant. Plusieurs processus pourraient se conjuguer :
Auto-organisation locale : des communes autogérées se formeraient, basées sur le volontariat, la démocratie directe et la mutualisation des ressources.
Fédérations de communes : ces entités locales pourraient se regrouper par affinités, thématiques ou territoires, selon des accords de libre coopération.
Milices populaires ou groupes de vigilance : en l’absence de police et d’armée, des groupes se constitueraient pour maintenir l’ordre social libertaire et prévenir le retour de structures autoritaires.
Tribunaux populaires ou assemblées de résolution des conflits : afin de trancher les litiges, des assemblées composées de citoyens tirés au sort ou volontaires pourraient être instituées, avec des risques de dérive vers des jugements moraux ou politiques.
Contrôle social informel : dans une société anarchiste majoritaire, la pression du collectif pourrait remplacer les dispositifs répressifs, instaurant des normes implicites mais tout aussi contraignantes.Dans ce scénario, la société anarchiste se construirait par déconstruction progressive des institutions et développement de collectifs autonomes locaux, fédérés par le bas via des assemblées générales, des conseils de quartier, des fédérations d’ateliers et de communes.
Les décisions seraient prises en assemblées horizontales, et les structures économiques gérées en commun, via des coopératives, des collectifs agricoles, des réseaux d’échanges et de solidarités.
Cependant, comme toujours dans l’histoire des mouvements sociaux, les groupes les plus déterminés, les mieux organisés ou les plus idéologiquement homogènes pourraient s’imposer dans les espaces de décision et de représentation, au détriment de la pluralité.
Entre lucidité critique et espérance libertaire
La perspective d’une société anarchiste majoritaire est à la fois porteuse d’espérances et d’inquiétudes. Elle rappelle que la quête d’émancipation collective ne garantit pas automatiquement l’absence de domination, et qu’aucune idéologie, même libertaire, n’est à l’abri de ses propres contradictions et dérives autoritaires.
Ce projet pourrait conduire à un espace social vivant, horizontal, décentralisé, fondé sur l’entraide et la solidarité, mais il pourrait aussi basculer dans des logiques de contrôle idéologique et d’exclusion des dissidents.
Reste alors l’espoir que cette société sache se doter d’outils de vigilance critique, de débats permanents, de mécanismes de remise en question et de refus des dogmes, pour éviter de reproduire les erreurs des systèmes qu’elle prétend abolir.
Il appartient à celles et ceux qui portent l’idéal libertaire de rester lucides sur ces risques et de bâtir dès aujourd’hui les conditions d’une pluralité réelle et d’une liberté pour toutes et tous, y compris pour ceux qui refuseraient l’ordre anarchiste majoritaire. Car sans cela, l’utopie pourrait bien devenir cauchemar.